Chroniques et nouvelles de Pierre Martial, écrivain-journaliste

[NOUVELLE]

DERRIERE LES GRILLES



Quand on a 9 ans et qu'on est seul au monde, peut-on défier la mort avec, pour seule arme, un petit panier plein de livres?

La grande robe blanche de Maman...

Deux à trois fois par semaine, je viens lire des livres à Mémé. Elle aime bien. Elle ne dit rien mais elle aime bien. Je le sais. Je le sens. Je la connais bien.

C’est elle qui m’a élevé toute seule après la mort de mes parents. Elle me parlait souvent d’eux.

- Tu sais, de là où ils sont, ils te voient et ils continuent de te protéger. Il ne faut jamais les oublier.

Je répondais : “Oui, Mémé !”. Même si cela n’est pas toujours facile de penser à des personnes qu’on n’a jamais connues…

Maman et Papa sont morts dans un accident de voiture quand j’avais un an. Je ne me souviens pas d’eux. Même en essayant de toutes mes forces. Ni comment ils étaient, ni leurs voix, enfin rien du tout…

Mémé dit que c’est enfoui tout au fond de moi et qu’un jour ça remontera à la surface.

Peut-être…

Des fois, la nuit, quand je me réveille en sursaut et que je n’arrive pas à me rendormir, j’essaie de les faire revenir dans mon esprit. Mais je n’y arrive pas…

Les seules choses qui m’apparaissent, ce sont juste les photos d’eux que Grand-Mère m’a montrées et qui sont apposées ici et là dans notre petit appartement.

Celles de leur mariage avec la grande robe blanche de Maman qui traine par terre. Celles où ils sont sur la moto avec laquelle ils aimaient tant aller se promener, avant ma naissance. Celles aussi où on me voit tout petit, tout minuscule, à peine une petite boule blanche au creux des bras de Maman et sous le regard attendri de Papa…

Ils me manquent tellement...

Paraît que j’ai le nez de Maman et les yeux de Papa. Je ne sais pas… Peut-être…

Ils me manquent tellement…

J’aime pas quand les copains de l’école me demandent où ils sont et pourquoi ils ne viennent jamais me chercher à la sortie, pourquoi c’est toujours Mémé qui est là…

Je réponds que, pour le moment, ils sont loin à cause de leur travail mais qu’ils vont bientôt revenir ! Je ne sais pas si on me croit…

Cela dit, je suis très bien avec Mémé ! Elle m’aime si fort. Elle est tout le temps aux petits soins pour moi, à me dorloter, à me consoler, à me cajoler !

Qu’est ce qu’on est bien tous les deux !

Elle m’aide à faire mes devoirs, elle m’apprend plein de trucs, elle m’emmène au cinéma, dans des musées et dans tout plein d’endroits passionnants !

En plus, qu’est-ce qu’elle sait bien faire les gâteaux au chocolat !

Le soir, depuis que je suis tout petit, Mémé me lit des livres pour m’aider à m’endormir.

J’adore ça, les livres ! Et elle aussi ! Dans sa chambre, c’en est rempli du sol au plafond ! Vous verriez ça! Je ne sais pas combien il y en a, mais c’est incroyable!

C’est elle qui m’a fait découvrir les livres, qui m’a appris à les aimer, à m’évader avec eux, à m’envoler loin d’ici et à repeindre la vie de toutes les couleurs.

Derrière les grilles...

Elle a fait ça jusqu’à ce que… jusqu’à ce qui lui est arrivé, l’année de mes neuf ans. Mais je ne préfère pas m’en souvenir, je n’ai pas envie de vous en parler…

Cela va faire deux ans, le mois prochain. Deux ans qu’ils l’ont mise là-bas et que je viens la voir, en cachette de ma famille d’accueil, deux ou trois fois par semaine. Avec un petit panier plein de livres.

Dès la sortie de l’école, je prends mes jambes à mon cou et je file direct jusqu’ici. Je me faufile entre les hautes grilles sans trop me faire remarquer par le personnel et je vais la rejoindre à grandes enjambées.

Elle est toujours au même endroit, près du grand peuplier.

— Salut Mémé ! Comment ça va aujourd’hui ? Je suis venu te lire un nouveau livre ! Je suis sûr que tu vas aimer !

Elle ne répond rien mais je la sens sourire au fond d’elle-même. Elle est contente, c’est sûr. Mettez-vous à sa place ! Ce n’est pas très folichon d’être là où elle est maintenant.

Je lui raconte un peu les dernières nouvelles d’ici et puis je pose mon petit panier dans le gravier. J’en sors un des livres que j’ai apportés pour elle et je m’assois sur la pierre froide.

Je lui lis dix pages, vingt pages, parfois plus. Elle est contente. Et moi aussi.

Mais le temps passe vite quand on est bien et il faut bientôt se quitter.

Alors je range les livres dans mon panier. Je lui envoie une série de gros bisous avec les mains et je lui dis : “A très bientôt, Mémé ! Repose-toi bien !”

Puis je file à grands pas, et sans me retourner, en direction des hautes grilles de la sortie.

Je ne flâne pas en chemin, croyez-moi, et je me dépêche de toutes mes petites jambes.

Ce n’est pas que j’ai peur mais… faudrait quand même pas que je me fasse enfermer ici par surprise !

Remarquez, à côté de Mémé, avec une bonne lampe de poche et un joli livre, cela ne doit pas être si terrible que cela de passer la nuit dans un cimetière…

Pierre MARTIAL

Je n'ai jamais aimé apporter, ici ou là, de chrysanthèmes sur les tombes. Je préfère offrir, du fond de mon coeur, des livres à celles et ceux qui sont partis - trop tôt! toujours trop tôt... - après m'avoir offert ces inestimables cadeaux que sont la vie et la passion de lire...

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Pierre MARTIAL
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